L'un et l'autre sexe de Margaret Mead

Soumis par Anonyme (non vérifié) le jeu 27/08/2009 - 00:00
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Ecris en 1948, ce texte prémonitoire est d'une actualité brûlante.

Il pointe avec rigueur le défi de notre époque et de sa crise.

 

Extrait de l'un et l'autre sexe.

Jamais encore, au cours de l'histoire, le genre humain n'a été placé devant un choix aussi grave.
Certes, il arrivait jadis qu'une petite troupe de sauvages se prit à s'aventurer trop loin vers le nord et mourût de froid quand venait l'hiver; qu'un petit groupe de mécontents, dans les îles d'Océanie, s'entassât dans une pirogue et disparût dans le soleil couchant pour ne jamais revenir; que des tribus voisines se fissent une guerre fatale à leurs cultures en ne laissant que quelques débris humains meurtris qui partaient à l'aventure et se mettaient à parler la langue et à suivre les coutumes de quelque autre groupe social. On pouvait vendre des populations entières comme esclaves, des agglomérations et des villes étaient rasées jusqu'aux fondations, des colons détruisaient jusqu'à l'âme même d'un peuple et l'abandonnaient sans rien d'autre qu'un maigre pain quotidien à un mode de vie bien moins humain que celui des sauvages les plus primitifs; des organisations militaires enrégimentaient des groupes entiers pour leur imposer un ordre social oppressif, mutilant leur humanitéour le reste de leur existence. Commettre des assassinats, anéantir la cohésion de groupes sociaux, défaire les mailles du tissu de la culture humaine et livrer à la nudité et à l'humiliation ceux qui avaient la fierté de s'en revêtir - aucun de ces pouvoirs n'est nouveau. L'homme en a disposé depuis qu'il a commencé à édifier une tradition
sociale impliquant l'art de fabriquer des armes aussi bien que des outils, d'organiser des armées et de lancer des offensives diplomatiques aussi bien que d'unir les groupes de chasseurs et d'agriculteurs, tradition impliquant le désir de convaincre d'autres humains que leurs propres coutumes étaient inférieures et leurs dieux de faux dieux.
Mais tant que les hommes furent disséminés à la surface d'une terre qu'il a fallu des millénaires pour peupler, même si la vie des humains et des sociétés particulières était menacée (la plupart de ceux qui partirent pour un long voyage n'arrivèrent pas au terme et il fallait le naufrage de cinquante pirogues pour une seule qui parvînt à un nouveau récif), même si les cultures demeuraient en équilibre précaire aux mains
d'hommes qui ne savaient comment les préserver, il n'en restait pas moins que la grande tradition diversifiée de la civilisation humaine était sauvegardée.

Certes les langues peuvent disparaître complètement - ces langues tendrement enseignées par les vieux aux petits enfants - si difficile soit-il de l'admet¬tre quand il s'agit d'une invention aussi admirable et complexe que l'est une langue. Pourtant c'est ce qui s'est produit pour plusieurs d'entre elles; et bon nombre d'idiomes utilisés par les Indiens d'Amérique ne nous sont connus que par la transcription de
quelques propos recueillis sur les lèvres du dernier être humain qui les ait parlés. Nos archéologues méditent sur les signes des langues mortes qu'ils trouvent gravés dans la pierre. Mais la faculté universelle de posséder un langage, la certitude que tous les hommes vivant en société ont des substantifs, des verbes, un système phonétique leur permettant de communiquer entre eux, voilà qui était assuré. Car si des langues mouraient, d'autres prenaient naissance ailleurs, chez des peuples à l'abri de la peste, du tremblement de terre ou de la guerre qui avait anéanti d'autres représentants du genre humain et effacé tout vestige de son idiome. Les individus pouvaient mourir, l'espèce se perpétuant, la Civilisation comme telle survivait. Aujourd'hui au contraire, l'extinction des civilisations a cessé d'être un sujet académique, pour devenir une question vitale, -la question de la vie ou de la mort, de la civilisation humaine dans son ensemble.

Dans notre jeunesse, nous lisions dans des livres d'histoire des récits sur la disparition de certains arts; notre imagination s' enflammait à l'exposé de méthodes perdues pour tremper l'acier ou teinter le verre, puis plus tard à la pensée que des civilisations entières avaient ombré et qu'aucun homme ni aucune femme d'aujourd'hui ne peut refléter dans son parler, son allure et son comportement, le style subtil de la Grèce, de la Perse, de l'Egypte ou de l'ancien Pérou. La perte d'un art utile - comme ce fut le cas des insulaires des mers du Sud qui ne urent plus comment fabriquer des pirogues et devinrent à jamais prisonniers sur les îes minuscules où ils avaient abordé jadis en marins ntrépides - peut inspirer de l'effroi à ceux qui ont de l'imagination. Si des gens simples demeurant sur une île ont pu oublier comment on construit une pirogue, des sociétés plus évoluées ne pourraient-elles pas elles aussi oublier quelque chose de tout aussi essentiel pour leur xistence? Est-il concevable par exemple que l'homme moderne ait oublié ses liens naturels avec le monde au point d'oublier le battement de son propre pouls, de ne plus écrire de poèmes qu'au rythme des machines, et de se trouver irrévocablement coupé de son propre cœur? Dans leur souci de plus en plus exclusif de dominer le monde naturel, les hommes oublieraient-ils Dieu jusqu'à vouloir opposer aux anciennes sagesses une banière que personne ne puisse franchir? Ces questions, on se les est déjà osées; des poètes et des philosophes du passé ont déjà pressenti que le genre humain pourrait quelque jours détenir trop de pouvoir. Mais malgré toute notre magination, malgré nos regrets des splendeurs passées de la Grèce, de l'Angleterre élisabéthaine ou de la Florence du Quattrocento, malgré notre crainte que
la civilisation humaine ne puisse plus jamais être coulée dans un moule aussi parfait, nous ne faisions encore que nous livrer à des exercices mentaux, entraînant certes notre esprit et notre cœur à mieux sentir notre tradition humaine en sa totalité, mais sans avoir encore affaire à un problème concret et urgent.

Tout différent est le problème qui se pose au monde actuel, un monde si étroitement interdépendant qu'aucune des communautés les plus restreintes ne peut sombrer dans le désastre - que ce soit la peste, la révolution, une agression étrangère ou la famine - sans que la structure du monde entier en soit branlée. Quelque désir qu'il en ait, un peuple n'a plus la latitude de réserver l'utilisation de découvertes comme la poudre à des feux d'artifice plutôt qu'à des canons. Nous en sommes au point où chaque pas que nous faisons non seulement risque d'être important pour le monde entier et pOur l'histoire à venir, mais où nous pouvons dire à coup sûr qu'il le sera. Autrefois, la culture de chacune des petites sociétés humaines se développait, se modifiait, s'épanouissait ou périclitait, disparaissait ou se transformait en une autre, et rien de ce qui se produisait dans ce cadre partiCulier n'était dénué 'importance pour l'ensemble.

Aujourd'hui la culture du monde s'unifie peu à peu sous l'effet de l'interdépendance, mais n'en demeure pas moins composite par suite de ses contrastes et contradictions internes.

Les décisions que nous prenons maintenant en tant qu'êtres humains disposant d'un pouvoir d'action sans précédent, peuvent hypothéquer l'avenir comme jadis aucune décision humaine ne l'a fait. Car nous sommes en train de poser les fondations d'un mode de vie susceptible de se répandre si largement dans le monde qu'aucun autre ne pourra lui faire concurrence. Et l'imagination des hommes se trouvera à la fois protégée et captive des limites que nous aurons fixées. Mais pour penser de façon créatrice, l'homme a besoin d'être stimulé par le contraste. Une expérience amère nous enseigne combien il est difficile pour ceux qui ont été élevés dans une civilisation donnée de se défaire de ses catégories mentales; d'imaginer par exemple ce qu'a pu être une langue possédant treize genres. Eh bien oui. dit-on, le masculin, le féminin, le neutre... et que peuvent bien être les dix autres? Pour ceux qui ont grandi en croyant que le bleu et le vert sont des couleurs différentes, il est malaisé de se représenter comment on pourrait les voir si elles n'étaient pas différenciées ou comment il faudrait s'y prendre pour ne penser aux couleurs qu'en fonction de leur intensité et non pas de leur nuance. Il est simplement impossible à la plupart des femmes américaines et européennes d'imaginer ce que ce serait qu'être une femme heureuse dans une famille polygame et partager les faveurs d'un mari avec deux autres femmes. Il nous est également impossible de considérer l'absence de soins médicaux autrement que comme une lacune à combler sur-le-champ. La civilisation dans laquelle on vit façonne et limite inévitablement l'imagination et, en permettant d'agir, de penser et de sentir de certaines manières, la nôtre rend de plus en plus improbable ou impossible que nous agissions, pensions ou sentions suivant des voies opposées ou même marginales.

Nous nous trouvons à un moment de l'histoire où le choix reste encore ouvert, où nous ne faisons que commencer à explorer les caractéristiques des rapports humains comme les sciences naturelles ont exploré celles de la matière.

Les questions que nous nous posons sont donc d'une importance vitale, parce que de la position des problèmes dépendent les réponses auxquelles nous parviendrons pour tracer la voie dans laquelle les générations futures pourraient progresser.

Margared Mead

L'un et l'autre sexe

Edition Folio essais 

 

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